De grandes idées, une plume singulière, une grande pièce
Les Justes, c’est une pièce dans la grande tradition du théâtre. Dans Les Justes, l’écrivain français Albert Camus met en scène la lutte du peuple russe contre la monarchie des tzars dans la Russie du 20ème siècle. Un groupe de justes prépare un attentat contre la tyrannie du Grand-duc de Moscou ; le contexte est donc celui de la Russie tsarine. En ces années de lutte, la révolution était en marche pour libérer le peuple. Camus nous offre ici une pièce grande comme les tragédies grecques.
Est-ce même une pièce ?
Est-ce seulement une pièce !
« L’injustice sépare, la haine, la douleur, le mal qu’on fait aux autres séparent. Vivre est une torture puisque vivre sépare. ». Par ces temps révolutionnaires de l’A.E.S où le Niger, comme ses alliés du Sahel, rejoue les cartes en matière de liberté et de justice sociale dans un contexte de lutte de souveraineté, il est des œuvres dont la lecture s’impose ou plutôt des chefs-d’œuvre ; pour leurs idées, pour la force qu’elles ont de galvaniser les uns et les autres, pour leur intemporalité. Selon la critique du 17ème S, les œuvres nouvelles peuvent être bonnes ou mauvaises mais seul un chef-d’œuvre peut parcourir la rivière infinie du temps, sur de longues distances, sans quitter l’admiration.
« La poésie est révolutionnaire. »
« Non, « la bombe seule » l’est. »
N’est-ce pas là un exposé des idées profondes du chantre de l’Absurde sur ces questions poignantes de son époque : justice, dignité humaine, liberté, lutte. À propos de liberté, Camus écrit : « la liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre ». Il faut donc libérer le monde, en commençant par la Russie. Il faut tuer Le Grand Duc.
Une première occasion ; le poseur de bombe en place, l’occasion est en or ; le monarque ne tarde pas à se présenter, comme annoncé par les informateurs. Au moment de lancer l’explosif, le jeune Kaliayev hésite, il se retient, le duc n’est pas seul. Il est accompagné : il y avait d’autres personnes avec lui, ses neveux. Deux enfants ! Faut-il aussi tuer les enfants ? Est-ce toujours juste ? Les enfants doivent-ils payer pour le mal de leurs parents ? Ici Camus défie Corneille sur son propre terrain : Le dilemme cornélien. « Une idée peut tuer un grand duc, mais arrive difficilement à tuer des enfants ». Pour le jeune Kaliayev, il faut attendre une autre fois, le tyran doit mourir seul, c’est lui qui opprime le peuple. Si tous les terroristes, si tous les rebelles du monde pouvaient lire ce texte et épargner les femmes et les enfants ! Dans son tube La Guerre, le célèbre reggae-man ivoirien Alpha Blondy s’interroge : « Mais pourquoi font-ils la guerre, ont-ils pensé aux enfants ? »
Dans la suite de la pièce, elle ne tardera pas à se présenter, la seconde occasion. Et cette fois, c’est la bonne ; le duc périt sous la bombe de Kalialev. Yanek né Kaliayev, 20 ans seulement, et déjà, pour les justes causes, un grand combattant, prêt à mourir pour la liberté, pour la justice. « Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes les justes », le flatte une camarade. Le jeune, lui, est bien conscient de sa mission : « J’exécute un verdict ». Et à la question de la Duchesse de savoir pourquoi tuer un homme (le duc) qui aimait boire avec les pauvres ? Il rétorque « j’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non contre un homme. »
Le Grand Duc tué, Kalialev jugé et exécuté, Camus accélère la chute de la pièce : un jeu de courtes répliques, les unes répondant aux autres du tic au tac ; c’est la stichomythie. Cette fin n’est tout de même ni précipitée, ni bâclée. C’est l’histoire qui la réclame ainsi, la table est desservie, il faut partir. Et les derniers mots en disent long sur l’intention de l’auteur :
« Tout sera plus facile maintenant.
La Russie sera belle, le monde entier sera beau.
La Russie sera belle, le monde entier sera beau. »
Les Justes, une pièce sur la justice dans ce monde fou, où tout est fou, où la justice est au plus mal, un véritable manifeste du courant de l’Absurde. Les Justes de Camus, une pièce à lire absolument.